Le Conseil supérieur de vivre ensemble interculturel (CSVEI) est finalement créé. Ceci représente la clôture d’un assez long processus qui a comme résultat principal d’écarter les étrangers, en tant qu’étrangers, de tout processus délibératoire visant une meilleure participation dans la société luxembourgeoise. La façon dont l’élection des représentants des commissions communales du vivre ensemble interculturel (CCVEI) s’est déroulée est bien la preuve du faible engagement des autorités luxembourgeoises pour écouter quelque autre voix au-delà de la leur.
Lointain est le temps où il y avait un Commissariat du gouvernement aux étrangers (CGE), avec un commissaire aux étrangers en tête – avec toute l’ambiguïté que permet le mot commissaire. Entre un rôle de facilitateur ou coordinateur, et celui de faire respecter les lois, il y a une assez grande et curieuse distance. À cette époque, les étrangers, choisis par le gouvernement, y siégeaient en minorité, toujours sous l’œil paternaliste des « partenaires sociaux », syndicats et patronat, et du bienveillant gouvernement.
La loi sur l’intégration de 2008 apporte deux nouveautés principales : celle de faire élire les représentants des étrangers directement par les associations « œuvrant (…) en faveur des étrangers » et le fait que les étrangers se trouveront désormais en majorité. Mais son nom, Conseil national pour étrangers (CNE), exposait toujours le caractère plutôt cosmétique de ce changement. Le conseil n’était pas « des » étrangers, comme c’est le cas du Conseil national des femmes du Luxembourg, mais bien « pour » les étrangers – la perspective commissariale, de bien surveiller et guider l’étranger, reste bien présente. Les partenaires sociaux y restent, bien comme deux nommés par les soins du ministre de tutelle. D’ailleurs, le secrétariat, y compris la rédaction des comptes rendus, était à charge d’un fonctionnaire du ministère – qui sûrement rendait compte à ses supérieurs hiérarchiques de ce qui se passait dans les débats du CNE. Ce qui permettait au gouvernement luxembourgeois de rester toujours un pas en avance des éventuelles décisions du CNE.
La dernière composition du CNE a été élue le 8 juillet 2017, un samedi, à une semaine à peine des vacances scolaires. Notons que cette élection a été convoquée à peine trois semaines avant le scrutin. Or, le CNE était élu tous les 5 ans, et malgré le fait que l’antérieur corpus était déjà inactif, les services du ministère n’ont pas été capables de convier l’élection du seul « organe [officiel] consultatif chargé d’étudier (…) les problèmes concernant les étrangers et leur intégration » à une date plus convenable : le Luxembourg est bien un pays, pour moitié, de gens d’ailleurs. De gens qui, les vacances scolaires arrivées, se préparent à rentrer pour revoir les leurs. Le 8 juillet est à une semaine de ce départ pour beaucoup d’étrangers. Cela ne pourrait être pire sauf si le gouvernement avait choisi mi-août pour l’élection. La première séance n’aura lieu qu’en 2018. Ce vide de représentation semble ne pas avoir trop posé de problèmes aux autorités grand-ducales.
Le ministère était chargé de réviser annuellement la liste d’inscriptions des « associations œuvrant (…) en faveur des étrangers » qui composaient le corpus électoral du CNE. Mais ce n’est qu’au début de 2020 que les services du département de l’intégration se réveilleront à ce sujet. Signée le vendredi 14 février 2020 et envoyée par la poste, pourtant pas livrée avant le 18, la lettre donnait aux associations jusqu’au 28 février 2020 pour faire parvenir aux services de l’intégration les documents nécessaires pour garantir la continuité de leur inscription. Rappelons que les congés scolaires de carnaval ont commencé le 15 février, et que le 28 février 2020 ouvrait ses portes le Festival des Migrations – où la presque totalité des associations électrices du CNE se font régulièrement représenter.
Mais la manœuvre, malgré le prolongement du délai de 15 jours suite à une question parlementaire de Marc Baum, a bien apporté ses fruits : des 75 associations dans la liste du département de l’intégration, seules 27 ont répondu – répondit le ministre à une autre question parlementaire de M. Baum, le 12 août 2020. Les bases pour pouvoir réclamer que les associations ne s’intéressaient plus aux affaires de l’intégration ont été posées. Il ne s’agissait désormais que de sortir la carte de la société civile, tout en oubliant que la plus haute manifestation de cette société civile dont nous entendons tant parler sont, justement, les associations issues de l’auto-organisation de celle-ci. Mais ceci pose un problème, les associations, groupes organisés, sont contraires à la société atomisée que tant aiment les gouvernements d’aujourd’hui. Organisés par leurs moyens, les étrangers peuvent se bâtir des opinions qui sont contraires à la bienveillance gouvernementale et exposer le désir commissarial toujours présent.
Début 2021, il s’agissait de ne plus considérer le CNE comme un organe à part entière. Après avoir saisi le CNE pour un avis sur son propre futur, Mme Cahen invite les membres du conseil, individuellement, à donner leur contribution au débat. Le CNE est mort ici. Les membres du CNE qui ont envoyé une contribution ont été invités, plus tard, à participer à des tables rondes, très réduites vu la situation sanitaire du moment, avec Mme la ministre et ses serviteurs. La route était claire, l’intégration s’appellerait désormais « vivre ensemble ».
Nous vivons déjà physiquement les uns à côté des autres, nous n’avons qu’à partager cette réalité. Mais nous le ferons individuellement, sans nous rassembler avec les nôtres. C’est le fameux diktat de Mme Thatcher en action : « il n’y a pas de société ; il n’y a que des hommes et des femmes indépendants ». C’est la fin des étrangers – être étranger requiert d’être, au moins en partie, d’ailleurs, d’être ailleurs. Or, s’il n’y a que des individus indépendants, il n’y a pas un ailleurs qu’ils puissent se bâtir ensemble pour servir de point d’identification à cette étrangeté. Nous sommes tous différents les uns des autres, mais les étrangers ne sont pas plus différents que les Luxembourgeois. L’intégration, ou inclusion pour ceux qui rêvent plus loin, un processus qui requiert de considérer la différence, n’est plus nécessaire.
Mais revenons au présent, et au nouveau conseil supérieur qui siège aujourd’hui pour la première fois. Écartés que sont les étrangers en tant que tels, toute façon ils ne sont pas plus différents que quelqu’un d’autre, il faut trouver la société civile qui ira donner des allures d’ouverture à ce nouvel organe. La loi octroie à l’État, sans plus préciser qui, six représentants de l’État, deux représentants du SYVICOL, et six représentants issus « d’associations œuvrant dans le domaine du vivre-ensemble interculturel » – mais cette fois-ci choisis par les soins du ministère. De ces associations, la moitié sont des organisations d’assistanat, et l’autre moitié celles comme des partenaires à l’intégration : ASTI, CEFIS, et CLAE.
À cette pléiade de fonctionnaires et salariés du budget de l’État, et pour donner une image d’ouverture à la « société civile », la loi rajoute 16 membres issus des CCVEI. Or il faut voir comment ces CCVEI se sont composés. Entre tirages au sort et nominations par les partis politiques, il y reste très peu de ces « hommes et femmes indépendants ». Puis, il faut bien y placer ceux qui ont déjà donné des preuves de bien respecter l’ordre établi. Selon le ministre Hahn, il y a entre 1000 et 1200 membres dans les CCVEI. Mais ne pas connaître la taille de la masse électorale n’est pas le seul problème. Après un premier appel à candidats, les services du ministère du vivre ensemble ont communiqué la veille de l’acte électoral que ceci ne pourrait pas avoir lieu « dû à une candidature irrecevable ». Non seulement le ministère semble ne pas savoir combien de membres des CCVEI il y en a, mais il ne sait pas qui ils sont.
Nouvel appel à candidats, nouvelle date d’élection, nouveaux candidats et d’autres qui ont réaménagé leurs présentations. Cette fois-ci, pas de « candidatures irrecevables », mais quand même des élus locaux, dont 2 échevins et au moins 4 conseillers, ont fait leur chemin jusqu’au CSVEI. On ampute ainsi la société civile, c’est-à-dire celle sans présence dans les organes de pouvoir, de 6 de ses 16 représentants possibles. Même la société civile atomisée ne trouve pas de place dans ce nouvel organe chargé de donner son avis « sur tous les sujets portant sur le vivre-ensemble interculturel ». Le conseil supérieur, connaissant sa constitution et l’historique derrière, sera essentiellement une chambre de résonance du statu quo, avec quelques accords dissonants, sûrement, qui seront vite étouffés par une orchestra jouant un morceau bien maîtrisé.
Toutes les conditions sont réunies pour que le gouvernement ne s’éloigne pas trop de ce qui est son plan pour les étrangers depuis le temps du commissariat : l’assimilation. Nous sommes tous des égaux pourvu que tu sois luxembourgeois. D’un côté, la machine de l’État (comme il est naturel dans un État) et des organisations conventionnées, et de l’autre, des « hommes et femmes indépendants » – quand ils ne sont pas issus des partis politiques, bien sûr – sans autre soutien qu’eux-mêmes. Mais surtout, surtout en finir avec les ambitions des associations d’étrangers de pouvoir un jour être plus qu’un simple exécuteur des multiples plans d’action gouvernementaux. N’étant pas différents, l’étranger n’a pas besoin de ses associations, il n’a qu’à essayer de siéger dans un des organes qui lui, membre de la société civile, sont réservés. Tout en espérant que les partis politiques ne se partagent pas toutes les places disponibles.
Comme j’ai eu la chance de le dire, il y a un peu plus d’une année :
« La citoyenneté des étrangers se fera selon un plan désigné par les Luxembourgeois et exclusivement en langue luxembourgeoise. L’assimilation comme seul chemin pour la citoyenneté : renonce à ce que tu es pour devenir un de nous. Et rien d’autre, parce qu’il n’y a que les Luxembourgeois qui sont égaux devant la loi, selon la Constitution. »